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L'agriculture productiviste pollue en France mais aussi lors de la fabrication de ses produits. Exemple d'un industriel français implanté en Tunisie. Le géant breton de l’agroalimentaire Roullier possède deux usines à Gabès en Tunisie, où il produit des compléments alimentaires pour l’élevage et des engrais pour sa filiale Phosphéa.

Gabès, ville de l'enfer ?
Gabès, une ville portuaire du sud de la Tunisie, aux portes du désert, à 200 kilomètres de la frontière libyenne. Elle abrite une oasis de 7 000 hectares, la seule oasis maritime au monde. D’immenses cheminées se dressent au bord de la Méditerranée, crachant d’épaisses fumées orange, grises et blanches. En arpentant les rues, c’est d’abord l’odeur qui heurte : un mélange asphyxiant de soufre et d’ammoniac.

La cité a changé de visage au début des années 1970, quand l’État présidé par Habib Bourguiba a décidé que ce port du Sud deviendrait la capitale de l’activité phosphate. Une ressource naturelle précieuse pour les finances du pays, extraite plus à l’ouest, dans le bassin minier de Gafsa. Depuis 50 ans, le minerai noir, nécessaire à la fabrication d’engrais, est acheminé en train ou en camion vers le Groupe chimique tunisien (GCT) construit au bord du golfe de Gabès. L’entreprise nationale lave et traite le phosphate, y ajoute du soufre, pour fabriquer l'acide phosphorique qui sera exportée par cargo un peu partout dans le monde.

Des millions de tonnes de déchets en mer

La fabrication d’une tonne d’acide phosphorique engendre cinq tonnes de déchets. Ce sont des boues, saturées en métaux lourds, naturellement radioactives, dont il faut se débarrasser. Or, à Gabès, ces déchets, appelés “phosphogypse”, sont directement jetés dans la mer Méditerranée. Les quantités sont astronomiques : entre 10 000 et 15 000 tonnes de rejets par jour, soit environ cinq millions de tonnes par an.

Lorsqu’on longe l’immense plage de Chatt Essalem qui mène du port de pêche au complexe chimique, on découvre un paysage apocalyptique. La Méditerranée a une couleur mercure, oscillant entre le brun et le gris. Nous ne marchons pas sur du sable, mais sur des couches de phosphogypse qui se sont accumulées au fil des décennies. La plage noire est parsemée par endroits de billes jaunes, presque fluorescentes. Il s’agit de rejets de soufre, un minéral insoluble.

Tortues mortes et métaux lourds

Un peu plus près du complexe industriel, et de ses 60 usines, le spectacle est macabre. Plusieurs dizaines de cadavres de tortues marines gisent sur le sable. Vu l’état de décomposition, les animaux se sont échoués récemment, on appelle cet endroit le cimetière des tortues. Il est cependant impossible d’affirmer que la mort de ces animaux est liée aux rejets de phosphogypse dans la mer. En effet, si un agent du ministère de la Recherche en Tunisie est chargé de pratiquer régulièrement des autopsies et de prélever des échantillons sur les cadavres, les conclusions des expertises ne sont pas rendues publiques !

L’État tunisien est conscient du problème. Il a interdit la pêche autour du complexe chimique de Gabès. Et cela fait presque 45 ans que personne ne se serait baigné sur cette plage de Chatt Essalem.

La pêche, une activité à la dérive

Jadis, le golfe de Gabès était pourtant connu pour la richesse de son écosystème marin, la variété de ses algues et de ses poissons. Il a perdu 93 % de sa biodiversité depuis les années 70, il ne reste que 7 % des algues qui existaient avant et on est passé de 300 variétés de poissons à moins de 20.”

Dans les années 1960, Gabès comptait environ 3 000 pêcheurs, contre 1 300 aujourd’hui. Ceux qui possédaient de petites embarcations ont abandonné le métier, car pour trouver du poisson, il faut s’éloigner du rivage un peu plus chaque année. Il ne faut pas s'étonner que dans ces conditions le trafic des migrants attirent les pécheurs en Tunisie.

Des enfants intoxiqués

Si le complexe chimique emploie 2 000 personnes et permet de nourrir autant de familles, les habitants estiment aussi qu’il les tue à petit feu. Le 13 octobre 2023, des écoliers ont été évacués de leurs classes suite à une fuite de gaz émanant d’une des usines. Une dizaine d’enfants ont été transportés en urgence à l’hôpital.

Cet incident n’est pas le premier. Et dans les ruelles de Chatt Essalem, de nombreux Gabésiens font part de problèmes respiratoires dus notamment, selon eux, aux fréquents “dégazages” des usines pendant la nuit. 


Une catastrophe sanitaire

Gabès, est l’endroit de Tunisie où on trouve le plus de cas de cancers. Beaucoup d’enfants naissent handicapés. De nombreuses femmes font des fausses couches. Quand elles vont chez le médecin, on leur dit que c’est à cause de la pollution.

Près du complexe chimique, beaucoup de riverains souffrent aussi d’ostéoporose. Une pathologie qui, selon les médecins, pourrait être directement liée aux rejets d’acide phosphorique. 

La flore semble aussi pâtir de ces rejets toxiques. Dans la palmeraie de Chatt Essalem, qui abrite des jardins partagés, les feuilles et le raisin sont recouverts de poussières amenées là par le vent. Beaucoup de plantes sont grillées, sans doute par manque d’eau. Les habitants accusent le groupe chimique d’avoir épuisé les nappes phréatiques de l’oasis, car le traitement du phosphate brut réclame énormément d’eau.

De l’engrais utilisé en France

L’engrais phosphaté fabriqué par le groupe chimique de Gabès est exporté dans l’hexagone, l’entreprise tunisienne s’est spécialisée dans la fabrication du DAP 18-46, l’un des intrants agricoles les plus utilisés en France, généralement vendu chez des grossistes. Au printemps, il constitue un accélérateur de croissance pour les cultures de céréales, de pommes de terre ou encore de betteraves.

Une entreprise française a aussi des intérêts économiques directs au sein du complexe industriel de Gabès. Le groupe Roullier, via sa filiale Phosphea, y a installé deux usines. Il achète directement de l’acide phosphorique au Groupe chimique tunisien et l’utilise pour fabriquer sur place ce que Phosphea appelle des “solutions nutritionnelles à base de macro-minéraux”. Ces compléments alimentaires, sous forme de petites billes blanches, sont utilisés dans les élevages de poulets, de vaches, de porcs, et même de crevettes. Le phosphore permet aux animaux de grandir plus vite, de produire plus de lait ou de mieux se reproduire...

Si à l’origine, Roullier est un groupe familial de Saint-Malo, il est devenu un géant mondial de la nutrition animale et végétale. En 2022, il a réalisé un chiffre d’affaires record de quatre milliards d’euros (contre un peu plus de deux milliards en 2019). 70% de ce chiffre d’affaires est réalisé à l’international. En 2023, la famille Roullier s’est hissée au 47e rang des plus grandes fortunes françaises selon le classement réalisé par le magazine Challenges.

La France félicite Roullier

Les autorités françaises sont informées de l’impact de cette activité phosphate à Gabès. Néanmoins, en 2022, l’ambassadeur de France en Tunisie a visité les usines gabésiennes de Phosphea. L’ambassade a ensuite posté des photos sur les réseaux sociaux, agrémentées de commentaires vantant les excellents chiffres du groupe français en Tunisie et les investissements réalisés sur place. Mais aucune de ces photos ne montrait le paysage quasi apocalyptique qui entoure le groupe chimique. L’ambassadeur n’a-t-il pas vu les rejets de phosphogypse ? 

L’Union européenne, a débloqué il y a quelques années une enveloppe de cinq millions d’euros pour mener des études sur l’impact de la pollution du golfe de Gabès et pour aider les autorités locales à sortir de cette crise environnementale. Un plan d’aide qui n’a pas vraiment été suivi d’effet. En dépit de la colère d’une partie de la population de Gabès, en juin 2023, le président tunisien Kaïs Saïed, quant à lui, a indiqué qu’il voulait aller encore plus loin dans l’extraction et la transformation du minerai. Une ressource capitale pour ce pays en crise.

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